La construction européenne n’a pas été une cascade d’erreurs, comme on le dit parfois. Elle résulte d’une politique délibérément antisociale. Mais le mensonge ne prend plus.

 

Si le cupide François Fillon veut bien nous accorder un répit, nous allons essayer de parler d’autre chose que de sa garde-robe et de son personnel de « maison ». Hâtons-nous avant que sa mise en examen (officielle depuis mardi) ne replace le châtelain de la Sarthe sous les feux cruels de l’actualité. Parlons d’Europe. Les occasions sont rares, et il y a urgence. Le 25 mars, cela fera soixante ans que six pays, dont la France, signaient à Rome le fameux traité « instituant la Communauté économique européenne », mais l’heure ne devrait pas être aux autocongratulations protocolaires.

L’Europe n’est pas seulement en crise, elle est au bord du gouffre. À force de discours enjôleurs, de mensonges et de transgressions antidémocratiques, le bilan est accablant. Lundi, le Royaume-Uni a adopté la loi qui consomme sa rupture avec l’Union. En cette fin de semaine, les Pays-Bas risquent de donner une majorité à un mouvement populiste xénophobe, et dans un peu plus d’un mois, Marine Le Pen pourrait arriver en tête du premier tour de la présidentielle. Et puis, il y a les événements tragiques du Moyen-Orient, les famines et les dictatures en Afrique qui ont transformé en évidence ce qui devait rester caché. En fait de solidarités, l’Union européenne est en proie, plus que jamais, aux égoïsmes et aux nationalismes. Avant le drame des migrants, la crise grecque avait déjà révélé le dogmatisme des uns (la droite allemande), et la pleutrerie des autres (la gauche française). Aujourd’hui, le risque d’implosion définitive inquiète les plus hautes sphères, généralement béatement européistes.

 

Angela Merkel et François Hollande ressortent la vieille idée balladurienne d’une Europe « à deux vitesses ». Le président de la Commission, Jean-Claude Juncker lui-même, s’avise que l’Europe souffrirait d’un déficit social. Quelle découverte ! Ces propos annoncent-ils un vrai changement ? Évidemment non. Le dumping fiscal mine plus que jamais l’Europe. L’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg et même l’Italie rivalisent d’offres alléchantes pour attirer les firmes américaines toujours désireuses d’échapper à l’impôt. Aux dépens de leurs « partenaires » européens. Et personne n’est prêt à dissiper le mensonge fondateur.

 

C’est une « communauté économique » que le traité de Rome a instituée, et les références au social n’ont jamais été autre chose que des coups de chapeau à la lune. L’Europe s’est fondée sur un faux-semblant. Ses « pères-fondateurs », comme on les appelle, ont cru pouvoir enfouir la conflictualité sociale sous un verbiage de paix et de solidarité. En 1992, le traité de Maastricht, l’autre texte majeur de ces six décennies, a imposé un arsenal de mesures contraignantes. Les fameux critères de convergence qui ont mené à la monnaie unique en même temps qu’aux politiques d’austérité. La construction européenne n’a donc pas été une cascade d’erreurs, comme on le dit parfois. Elle résulte d’une politique délibérément antisociale. Mais le mensonge ne prend plus.

Hélas, il faut redire ici la lourde responsabilité de la social-démocratie dans cette histoire. En France, c’est François Mitterrand qui a fait voter Maastricht. Le traité d’Amsterdam, en 1997, c’est Lionel Jospin, alors même que l’Europe était presque entièrement dominée par la gauche. Et c’est François Hollande qui a manœuvré pour effacer le « non » du référendum de 2005. Alors, où en sommes-nous aujourd’hui ? Malgré ce funeste bilan européen, social et moral, certains des candidats à la présidentielle nous proposent de poursuivre dans la même voie. François Fillon, bien sûr, l’homme qui porte maintenant sa « veste forestière » à 5 000 euros comme une tunique de Nessus, est le plus chaud partisan d’une politique d’austérité pour les autres. Mais Emmanuel Macron revendique lui aussi son orthodoxie budgétaire. Ceux-là continueront de faire prospérer le Front national, et de provoquer une colère populaire souvent erratique.

Se pose donc la question d’une vraie rupture. Entendons-nous bien sur le sens de ce mot. Nous sommes et nous restons profondément européens. L’évolution d’un capitalisme financiarisé et mondialisé nous oblige à penser un espace économique et politique à la hauteur des enjeux. Les politiques de transition écologique et énergétique également ne peuvent s’accommoder d’un espace national. L’Europe donc ! Mais quelle Europe ? Et comment opérer le changement ? Les discours mollement réformateurs ont déjà cent fois montré leurs limites. Est-ce dans cette catégorie que l’on doit placer le programme de Benoît Hamon ? C’est un peu plus que ça. Son moratoire sur le pacte de stabilité et sa proposition d’exclure les dépenses d’investissement du calcul du déficit remettent évidemment en cause les traités européens actuels. Jean-Luc Mélenchon va plus loin. Le « moratoire » de Benoît Hamon se transforme chez lui en « abandon » pur et simple du pacte de stabilité, et en refus de toutes les contraintes budgétaires imposées par les traités. Et, derrière ça, la menace d’une sortie de l’euro. Une crise politique provoquée pour endiguer la crise économique et sociale ? Méthode douce, méthode forte. Les deux analyses seront au cœur du débat que nous organisons entre Jacques Généreux et Thomas Piketty [1]. Les deux points de vue seront-ils tellement irréconciliables ?

[1] Vendredi 17 mars, à 18 h 30, salle Jean-Dame, 17, rue Léopold-Bellan, Paris IIe.