L’un des rares avantages du confinement était que, lorsqu’un rossignol chantait à Berkeley Square [à Londres], on avait une chance de l’entendre. Sur toute la planète, les citadins savouraient le silence, l’absence du bruit de la circulation et la joie d’écouter les oiseaux chanter. Que l’air semblait pur et le ciel beau sans les habituelles traînées d’avion !

Ces souvenirs sont peut-être en train de s’estomper, mais, pour certains scientifiques, ils n’ont pas seulement représenté les côtés positifs d’une situation préoccupante. La mise à l’arrêt d’une grande partie de l’activité humaine a permis d’effectuer des études irréalisables en temps ordinaire, dans des domaines aussi variés que l’acoustique, les sciences de l’atmosphère et l’écologie. “C’était une opportunité extraordinaire”, se réjouit le climatologue Nicolas Bellouin, de l’université de Reading.

Une étude baptisée “The Quiet Project” a ainsi été réalisée dans tout le Royaume-Uni par un réseau d’ingénieurs et de chercheurs en acoustique en vue de relever les changements du paysage sonore ambiant intervenus pendant le confinement. La base de données ainsi établie constituera une ressource inestimable pour comprendre notre environnement acoustique, ou plus exactement la corrélation entre le son et l’activité économique, ainsi que l’impact des nuisances sonores sur notre bien-être.

Cette étude repose également sur des observations du public. “Nous effectuons beaucoup de mesures techniques, mais nous enregistrons également des données du paysage sonore qui reflètent les sentiments des habitants”, indique l’une des responsables du projet, Lindsay McIntyre, directrice de la société de conseil KSG à Glasgow. Elle ajoute :

Tous ceux avec qui je m’entretiens ont une opinion sur les effets que les changements sonores produisent sur eux.”

On sait que les bruits urbains – circulation automobile, métro, sirènes, voisinage – sont cause de stress, mais leurs coûts sociaux sont beaucoup moins connus. Il ne s’agit pas seulement des effets délétères d’une paix disparue : pour beaucoup, l’animation et les divertissements sont des aspects positifs de l’expérience de la vie citadine. “Certains regrettent vraiment les vibrations de la ville, un sentiment peut-être lié à leur crainte de manquer de travail et d’argent”,poursuit la responsable.

Cinq décibels en moins pendant le confinement

Il s’agit souvent en fait de trouver un juste milieu. “On peut aimer se réveiller dans le calme, mais, le soir, vouloir de l’animation”,observe Stephen Dance, un autre responsable du projet, professeur d’acoustique à la London South Bank University. Le confinement, dit-il, a été l’occasion d’évaluer les effets positifs et négatifs du bruit, ce qui n’avait jamais été fait. Selon lui, les bruits urbains ont baissé d’environ 5 décibels pendant le confinement, en grande partie du fait de l’absence de circulation automobile – soit une réduction de 60 % qui ne pouvait passer inaperçue.

Cette information d’ordre acoustique pourrait être utile aux urbanistes, notamment pour effectuer des analyses coût-avantage de la manière dont les “secteurs paisibles” des villes peuvent être préservés du développement ou pour planifier de potentiels changements pour l’avenir. Elle pourrait également contribuer à améliorer les prédictions sur ce que sera l’environnement urbain le jour où tous les véhicules seront électriques, un scénario qui pourrait se concrétiser dans une dizaine d’années. “On pourrait ainsi calculer le niveau acoustique, poursuit Stephen Dance, et lui attribuer une valeur pour calculer les coûts économiques du changement.”

Certains bruits dus à l’activité humaine sont au-delà du seuil d’audibilité, en particulier aux très basses fréquences de quelques oscillations par seconde (quelques hertz). Ces vibrations peuvent être détectées à l’aide des technologies utilisées pour les ondes sismiques : le passage des trains et les travaux de construction, par exemple, font vibrer le sol à ces fréquences.

Habituellement, les sismologues jugent insignifiants, voire gênants, les effets sismiques de l’activité humaine. “Le bruit anthropique brouille les signaux naturels de la planète qui nous intéressent — tremblements de terre et autres”, explique le scientifique de la Terre Zach Eilon, qui enseigne à l’université de Californie de Santa Barbara. Les chercheurs tendent à installer les sismomètres loin des sources de bruit anthropique, mais certaines stations sont localisées dans les villes pour éventuellement contrôler la menace d’un tremblement de terre.

Déterminer les horaires de travail à partir des signaux sismiques

Aujourd’hui, poursuit le scientifique, ces stations fournissent des informations utiles sur la trace sismique engendrée par l’activité humaine. Une action internationale, menée par une centaine de sismologues du monde entier et coordonnée par Thomas Lecocq, de l’Observatoire royal de Belgique à Bruxelles, vient d’être lancée en vue de collecter des données du confinement.

Des informations fournies par la Chine et l’Italie ont ainsi permis d’identifier la source de bruits urbains à partir de leurs fréquences sismiques. Les déplacements des piétons ainsi que l’activité des usines et des commerces produisent des vibrations de 1 à 8 hertz, la circulation sur les autoroutes de 10 à 30 hertz et le passage des trains de 20 à 30 hertz.

À partir des signaux sismiques, il est possible de déterminer les horaires de travail, l’heure du déjeuner, la vie nocturne, les congés et les grands événements sportifs. Thomas Lecocq rapporte qu’il y a même dans certaines écoles des sismomètres qui enregistrent les déplacements des élèves et qui sont restés silencieux pendant la fermeture de ces établissements.

“Ce qui est particulièrement intéressant dans nos recherches, c’est ce qu’elles nous apprennent du comportement humain”,souligne Zach Eilon.

Nous n’avions jamais connu un type de confinement qui conduise autant de pays et de villes du monde à modifier aussi radicalement leur modèle de société.”

Les modifications relevées dans le bruit sismique [l’ensemble des vibrations du sol] surpassent de loin les variations enregistrées en temps ordinaire entre les jours de semaine et les week-ends et ou les jours fériés. En comparant ces résultats aux données sur la mobilité, la production des usines, l’utilisation des routes à péage et les changements des horaires de trains, il est possible de calculer le bruit sismique créé par chaque activité humaine, une information qui pourra servir de critère à l’avenir [pour discriminer ce qui est produit par l’homme des vibrations d’origine “naturelle”].

Suivre la pandémie sans craindre pour la vie privée

En outre, comme les données sismiques – à la différence du traçage téléphonique, par exemple – ne permettent pas d’identifier des individus, il n’y aura pas à craindre de violation de la vie privée. Ces données pourraient même contribuer à maîtriser la propagation d’une pandémie, en indiquant dans quelle mesure les règles de distanciation physique et les restrictions dans les transports sont respectées.

“Début mai, on enregistrait déjà un accroissement du bruit sismique dans plusieurs régions des États-Unis, en raison d’un relâchement du confinement”, observe Zach Eilon. Lui et ses collègues ont également noté des différences entre l’Italie et la Chine, sans doute dues au fait que les transports publics italiens ont continué à fonctionner, contrairement aux chinois.

Les résultats de l’étude nous apprennent également beaucoup de choses sur l’activité sismique de très faible intensité. Les signaux produits par les petits séismes génèrent des ondes dans une gamme de fréquence sensiblement équivalente à celle des activités humaines, souligne le professeur, si bien que “ce bruit [les vibrations créées par l’activité humaine] peut nous empêcher de les détecter en dessous d’un certain seuil. En fait, on passe probablement à côté d’une série de petits tremblements de terre, que l’on pourrait détecter s’ils n’étaient pas noyés dans ces autres signaux”. Les données du confinement permettront peut-être d’y remédier. “C’est intéressant, car on en saura plus sur les forces et les mouvements de l’écorce terrestre”, conclut-il.

Sous l’eau, le bruit se propage sur de très longues distances

Comme les villes et le ciel, les océans sont devenus moins bruyants grâce à la suspension des expéditions maritimes. Le bruit à basse fréquence des moteurs de bateau peut se propager sur des milliers de kilomètres. “La plupart des bassins océaniques ont un bruit de fond permanent généré par les navires”, déplore l’océanographe David Barclay, de l’université Dalhousie, au Canada.

Ce bruit peut gêner les animaux marins qui communiquent par des signaux acoustiques, tels la baleine et le dauphin.“Les poissons, les mammifères marins et les crustacés utilisent le son pour chasser, se nourrir, communiquer, s’accoupler et s’orienter, précise le Canadien. Des niveaux sonores élevés peuvent blesser et tuer des animaux marins, causer chez eux une perte auditive temporaire ou permanente, et entraîner des réactions comme la fuite, le stress ou des troubles alimentaires.”

Lui et son collègue Dugald Thomsonétudient les changements sonores survenus pendant le confinement à la fois dans l’océan (Pacifique nord-est) et dans un bras de mer du détroit de Géorgie, dans lequel est situé le port de Vancouver. Ils ont constaté une légère baisse du niveau moyen hebdomadaire à des fréquences d’environ 100 Hz dans l’océan et une réduction plus importante dans le détroit. “Nous aimerions comprendre quels facteurs  densité du trafic maritime, vitesse, tonnage, type de bateau  jouent le plus grand rôle dans ce phénomène”, souligne David Barclay. Cette information pourrait être utile pour planifier les transports maritimes de façon à ce que la vie marine soit moins perturbée.

“C’est l’occasion pour les biologistes marins de faire des observations dans des conditions qui ne sont pas normales  ou qui l’auraient été il y a cinquante ans, ajoute-t-il. Je pense que, pour chaque biologiste ou écologue marin, il y a au moins une question à étudier pendant cette période de pause relative.”

Une amélioration de la qualité de l’air

Une amélioration de la qualité de l’air a été observée dans de nombreuses zones urbaines en raison de la diminution de la pollution automobile. Si les niveaux des dioxydes d’azote ont chuté, d’autres changements ont été plus modestes, remarque Nicolas Bellouin. Les transports, par exemple, ne sont que l’une des sources de particules fines appelées aérosols et “d’autres sources, comme le chauffage domestique ou les engrais agricoles, n’ont pas changé” – sans parler de sources naturelles telles que les feux de forêt et la poussière du désert. Mais, selon le climatologue, ces relevés n’en ont pas moins permis de déterminer et de mesurer ces différents facteurs.

Les aérosols ont un impact sur le climat. Ils réfléchissent la lumière du soleil dans l’espace, condensent les gouttelettes d’eau qui forment les nuages, et peuvent accroître la réflexion de ces derniers. Ils ont généralement tendance à rafraîchir l’atmosphère, mais certains d’entre eux, comme la suie, réchauffent l’air en absorbant la lumière du soleil. “Les liens entre les aérosols et le climat sont nombreux et complexes, souligne Bjorn Samset, physicien de l’atmosphère au Centre de recherche international sur l’environnement et le climat (Cicero) d’Oslo. Ils sont difficiles à établir et demeurent une source d’incertitude majeure dans les projections sur le climat des décennies à venir.”

En temps ordinaire, il est difficile de distinguer les effets climatiques des aérosols de ceux des émissions de gaz à effet de serre, mais le confinement a été d’une aide précieuse. “Ce que le Covid-19 a occasionné, c’est un changement rapide de l’un de ces effets”, souligne le physicien.

Les aérosols ont disparu de l’atmosphère en quelques jours, ce qui devrait nous permettre d’identifier les effets si nous les observons de près.”

Des chercheurs projettent actuellement de simuler le climat avec et sans le confinement pour voir si leurs modèles sont en adéquation avec leurs observations. “Cela nous aidera à améliorer nos modèles climatiques, poursuit le Norvégien. Ces enseignements peuvent s’appliquer au sujet plus vaste des influences des aérosols sur le climat et la société.”

Une telle aubaine n’est pas inédite pour les scientifiques. Ainsi, l’éruption du volcan Eyjafjallajökull, en Islande, en 2010, a stoppé le trafic aérien pendant une semaine, ce qui a non seulement réduit le bruit des avions mais aussi celui de la circulation routière à proximité des aéroports. Et les attentats de septembre 2011 à New York ont réduit le trafic international aérien et maritime. Cependant, selon David Barclay :

Il est difficile d’imaginer d’autres scénarios volontaristes nous permettant d’étudier l’habitat marin dans les mêmes conditions.”