Pendant trente ans, les gouvernements successifs ont vécu avec l’illusion de la solidité de notre système de finances publiques. Quelles que soient les difficultés, les services publics continuaient à fonctionner. Les budgets assumaient tant bien que mal les conséquences de la montée du chômage. La décentralisation permettait de transférer des charges de financement importantes aux collectivités territoriales. En contrepartie, l’Etat, via un endettement en forte croissance, devenait le principal soutien des marchés financiers — au point de former avec eux un couple indissociable.
En France comme ailleurs, le conformisme a dominé le débat sur la politique économique, les fiscalistes ne contribuant guère à son renouvellement. La réduction des prélèvements sur le capital et ses revenus fut ainsi le nec plus ultra des choix proposés. Gauche et droite, successivement, ont creusé ces fameuses « niches » qui font de notre système de prélèvement un gruyère, où coexistent des taux d’impôts et de cotisations apparemment élevés et des assiettes (1) réduites, au moins pour tout ce qui n’est pas rémunération salariale. Les exonérations ciblées étaient déjà nombreuses. Mais en cinq ans, de 2003 à 2008, l’ampleur des cadeaux octroyés a augmenté de 47 %, passant de 50 à 73 milliards d’euros (2).
Désormais, en dépit des tentatives d’en reculer l’échéance, l’augmentation des prélèvements paraît inéluctable. Preuve, une nouvelle fois, comme le disaient à la fois Karl Marx et Joseph Schumpeter, que « l’impôt est la base matérielle de l’Etat ».
Une partie de la droite prône le remplacement partiel des cotisations sociales par une hausse de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Des experts de gauche veulent, quant à eux, faire de la fusion de l’impôt sur le revenu et de la contribution sociale généralisée (CSG) la pierre de touche d’une réforme progressiste. Dans les deux cas, l’ambition est d’organiser une redistribution des revenus à partir d’une redéfinition de la frontière entre prélèvement fiscal et prélèvement social. Aucune des voies proposées n’est satisfaisante.
Ainsi, MM. Jean Arthuis, sénateur centriste, et Jean-François Copé, secrétaire général de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), ont trouvé le « trésor caché » : la TVA sociale — soit le remplacement d’une partie des cotisations sociales par une majoration de l’impôt indirect.
Défendue à droite, reprise au plan syndical par la Confédération française de l’encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC), cette idée repose sur une illusion tenace. Reprenons le raisonnement. Appliqué à tous les produits, importés ou non, chaque point de TVA supplémentaire procurerait une amélioration de notre commerce extérieur de 0,45 point de produit intérieur brut (PIB), soit environ 9 milliards d’euros. Deux points de TVA sociale rapporteraient donc 18 milliards d’euros et créeraient vingt mille à quarante mille emplois. Grâce à cette mesure, écrit Cyrile Lachèvre, le chroniqueur duFigaro, « nous ferions payer une partie des dépenses maladie des Français par Apple et les salariés chinois (3) ».
Les promoteurs de cette réforme oublient que deux points de TVA représentent un prélèvement sur la consommation des ménages de 20 milliards d’euros. La hausse des prix serait garantie, le pouvoir d’achat des salariés baisserait. L’emploi global en serait affecté, ce qui annulerait le coup de pouce donné aux productions françaises. Taxer de cette façon les importations aboutit seulement à faire payer plus cher les produits correspondants par les consommateurs français. Ce sont donc les ménages qui, par ce biais, régleraient l’octroi d’une nouvelle baisse des cotisations sociales aux entreprises.
Illusoire, cette hausse du taux de TVA a pour autre inconvénient d’accroître les inégalités. En effet, le prélèvement indirect est inversement proportionnel au revenu. Il est plus important pour une famille ouvrière qui consomme plus qu’elle n’épargne et représente environ 15 %de son revenu contre 7 %pour un ménage privilégié (4). Le contraire de la justice. La conclusion est sans appel : nous n’avons aucun moyen de transférer sur les producteurs étrangers les dépenses nationales de protection sociale.
La proposition de fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG défendue par Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez dans leur livrePour une révolution fiscale (5) a de quoi séduire. D’autant qu’elle s’insère dans une réflexion critique de la fiscalité actuelle dont nous pouvons partager la quasi-totalité des conclusions. N’est-elle pas proposée sous le triple label « de l’équité, de la progressivité et de la démocratie » ? En 2005, le Parti socialiste avait retenu le principe de cette réforme ; Piketty et ses coauteurs précisent désormais les conditions de sa mise en œuvre. Ils estiment qu’il faut « supprimer l’actuel impôt sur le revenu et créer un nouvel impôt direct qui consistera, en pratique, dans une extension de la CSG ». Cette dernière serait « un outil efficace », perfectible, car son assiette n’est pas rognée par une multitude de niches. Avec une base large, elle intègre en particulier les revenus du patrimoine. Il s’agit d’un prélèvement à la source, que les auteurs estiment « à la fois plus simple pour le contribuable et plus facile à contrôler ». Toutefois, la CSG étant proportionnelle — et donc inégalitaire —, ils veulent introduire un barème progressif très simple qui permette de la rendre plus juste.
La fusion proposée pourrait s’analyser comme une vaste opération de redistribution des contributions directes des ménages. Gagnant ? Perdant ? Chacun pourra se situer dans le nouveau système, Piketty et ses coauteurs fournissant un instrument simple de simulation des effets de la réforme. Excellente initiative. C’est ailleurs que le bât blesse, quand les trois auteurs écrivent : « L’impôt sur le revenu est irréformable. » D’où ce projet d’offre publique d’achat de la CSG, le nouveau prélèvement se muant immédiatement en un nouvel impôt progressif sur le revenu. Le discours donne à penser que la CSG serait, en soi, un bon prélèvement tandis que la faiblesse du produit de l’impôt sur le revenu viendrait de sa conception même. C’est aller vite en besogne.
Les revenus du capital, intérêts et dividendes, bénéficient de privilèges exorbitants. Selon les données de la comptabilité nationale, ils échappent à 80 % à l’impôt progressif en raison de multiples régimes dérogatoires. Mais presque autant — 60 % exactement, selon les chiffres de Piketty — échappe également à la CSG. Peut-on dès lors considérer ce prélèvement comme « la plus importante tentative de modernisation de la fiscalité française » parce que l’on a inclus 20 % supplémentaires de revenu du capital dans l’assiette ? La CSG reste un prélèvement dont la base est quand même composée à près de 90 % de revenus salariaux ! Peut-on se limiter à cet ajustement à la marge de l’imposition des revenus de la propriété ?
Autre exemple : celui des salariés non assujettis à l’impôt sur le revenu. Piketty et ses deux experts, d’un trait de plume, les intègrent dans leur nouvel impôt ; ce qui, potentiellement, concerne tout de même dix-sept millions de personnes aujourd’hui non imposables. « On en ferait ainsi,écrivent-ils, des contribuables et non des assistés. » Ces travailleurs pourraient être d’accord si cette intégration résultait d’une augmentation de leurs salaires. Mais ce n’est pas vraiment le cas, puisque l’évolution de leurs revenus nets résulterait de la balance entre la réduction de la CSG et la suppression de la prime pour l’emploi : les bas salaires seraient moins imposés puisqu’ils passeraient d’une CSG à 8 % à un prélèvement de 2 % tout compris ; mais la prime pour l’emploi disparaîtrait.
On continue ainsi à occulter le fait que le phénomène massif de non-imposition ne vient pas d’un mauvais impôt sur le revenu, mais de l’ampleur des faibles revenus et du développement des petits boulots, des temps partiels, du chômage et, d’une manière plus générale, du phénomène des travailleurs pauvres. Est-ce vraiment renforcer la légitimité de l’impôt sur le revenu que de vouloir assujettir tout ou partie de ces dix-sept millions de personnes à l’impôt direct sans toucher à la formation des salaires ?
Plus problématique encore : le changement de nature, sous couvert de cette réforme, de la protection sociale. Faire dépendre un peu plus du budget de l’Etat le financement de la protection sociale conduit à franchir un nouveau pas dans son étatisation. Ce n’est pas le maintien formel d’une gestion paritaire, que promettent les auteurs, qui pourrait changer la nature du processus. La Sécurité sociale serait définitivement rangée dans une catégorie budgétaire de l’Etat au moment où pèsent des menaces majeures sur les dépenses publiques. Un Etat aux abois n’est pas la meilleure garantie quant à la priorité donnée aux dépenses sociales. De plus, peut-on ignorer que, dans le prolongement de la mise en place de la CSG, cette fusion aurait un impact sur la contribution des entreprises ? Ces dernières seraient incitées à se désengager économiquement du champ de la solidarité nationale. « Il y aurait un risque de déresponsabilisation accrue des comportements », analysait Pascal Beau dans une étude fouillée parue en 2006 (6). Avec, au bout du processus, le danger d’une césure entre les bénéficiaires de droits sociaux et les contribuables sollicités par un prélèvement qui ne serait plus directement générateur de droits. On sort de la logique contributive qui a présidé à la création de la Sécurité sociale. Les plus riches seront dès lors tentés de réduire le champ de la couverture collective et de contourner les règles de la citoyenneté sociale au profit d’assurances privées.
Une réflexion plus large devient indispensable, en se rappelant que le système fiscal a trois fonctions : financer les biens publics, corriger les inégalités, favoriser le développement économique. Pour combler les déficits publics et rendre du pouvoir d’achat aux salariés, il est impossible de biaiser avec la question d’un partage de la richesse plus favorable aux salariés.
Le système redistributif, bien qu’affaibli par les multiples réformes qui ont amplifié les cadeaux aux plus riches, a agi récemment comme un puissant facteur d’amortissement de la crise. Le fameux « paquet fiscal » de 2007 et plus particulièrement le bouclier fiscal en sont emblématiques. Ils ne sont malheureusement que la partie émergée d’un système dérogatoire qui ampute les recettes de 73 milliards d’euros par an. Il faut rétablir un prélèvement progressif, le seul qui tienne compte des facultés contributives de chacun. L’impôt sur le revenu et sa réforme indispensable ne peuvent être contournés. Toutefois, on va buter sur l’insuffisante création de richesses.
Redistribuer c’est bien, mais cela laisse en effet de côté la distribution initiale des revenus, salaires et profits, avant intervention de l’impôt. Or cette « distribution primaire » est devenue de plus en plus injuste. La hausse du taux de prélèvement ne peut, à elle seule, corriger cette inégalité.
Le partage de la valeur ajoutée des entreprises privées a évolué en défaveur des salaires et en faveur des profits. S’agissant des seuls dividendes, dont on aura du mal à justifier l’énormité au nom de la santé économique, leur montant est passé de 3,2 % du PIB en 1982 à 8,5 % en 2007, dernière année avant la crise, ce qui représente un transfert de 80 à 100 milliards d’euros (7). Il est réaliste de viser le rattrapage en faveur des salaires et de la protection sociale d’environ cinq points de PIB, pour peu qu’on mette en œuvre une politique cohérente d’intégration dans l’emploi, de qualification et d’amélioration des salaires.
Loin d’être neutre économiquement, l’impôt peut influer sur ce que l’on produit, sur la manière de produire, sur l’accès des personnes à un vrai travail. Son rôle incitatif ou dissuasif est admis en matière environnementale. Pourquoi se refuserait-on à en faire de même en matière économique et sociale ? Parmi les principales propositions qui doivent être discutées, retenons le principe d’un prélèvement social sur les revenus du patrimoine et des capitaux mobiliers pour contribuer au financement de la dépendance, la modulation de l’impôt sur les sociétés en fonction de l’affectation des bénéfices, une réforme de la cotisation chômage pénalisant les entreprises qui usent et abusent de la précarité, une contribution sociale des entreprises assise sur leurs actifs financiers…
Dissuader la croissance financière, inciter les banques à financer l’activité économique, sanctionner l’usage des paradis fiscaux, imposer les plus-values, favoriser l’entreprise qui développe l’emploi et les salaires… autant de pistes — dont certaines doivent être poussées au plan européen — qui permettraient une réarticulation entre les logiques de redistribution et l’incitation à mieux utiliser toutes les richesses disponibles. Voilà pourquoi il faudrait, en même temps que de l’impôt sur le revenu, se préoccuper de la réforme de l’impôt sur les sociétés et, plus globalement, de l’évolution indispensable des prélèvements sociaux dans l’entreprise et fiscaux sur le capital.