Cet article du journal Le Monde décrit une situation que nombre de grandes villes connaissent ou sont, seront amenées à connaître. Il met en évidence que réussir l'intégration sociale au sein d'une ville ne passe pas seulement par l'urbanisme, l'emploi est nécessaire. En filigrane il dessine le fait qu'une politique ou l'emploi n'est pas la priorité ne permettra jamais une fixation sereine de la population.
Brest, sa mosquée médiatique,
son centre social oublié
LE MONDE | 04.12.2015 à 10h47 • Mis à jour le 11.12.2015 à 07h51 | Par Aline Leclerc (Envoyée spéciale à Brest)
Quand les policiers ont perquisitionné la petite maison devenue mosquée dans le quartier sensible de Pontanezen à Brest, vendredi 20 novembre, quatre d’entre eux avaient pris soin d’enlever leurs chaussures quand il a fallu traverser la salle de prière. Il était 3 h 30 du matin et les forces de l’ordre n’étaient pas là pour prier. Peu avant, ils avaient investi le logement de l’imam de la mosquée Sunna, le fondamentaliste Rachid Abou Houdeyfa, prêcheur le plus controversé de France depuis que le grand public a découvert sa vision rigoriste de l’islam. « Ceux qui écoutent de la musique, ils écoutent Sheitan, le diable », expliquait-il notamment à des enfants, en 2013, dans un montage mis en ligne par un site identitaire cet automne qui a défrayé la chronique.
Personne n’a donc été surpris que le lieu de culte musulman de Pontanezen figure dans la trentaine de mosquées jugées « radicales » perquisitionnées dans le cadre de l’état d’urgence décrété pour trois mois après les attaques du 13 novembre. Même si son imam autoproclamé a condamné ces attentats, comme ceux de janvier. Les policiers n’ont rien trouvé de compromettant. « Qu’est-ce qu’ils espéraient ? Des armes ?, s’interrogent une semaine après les habitants. Ce n’est vraiment que de l’affichage ! » De quoi en tout cas faire déplacer tous les médias. Et ternir un peu plus l’image de « Ponta ». Le quartier n’avait vraiment pas besoin de ça.
Dix ans après avoir vécu les émeutes parmi les plus graves qui aient secoué la France, à l’automne 2005 – des policiers ont été ici la cible de coups de feu –, Pontanezen connaît depuis un an un vif regain de tension. Après l’agression de la directrice du centre social, le 19 décembre 2014, à la suite de problèmes avec des jeunes squattant le hall, qui a donné lieu à deux interpellations, un incendie criminel a ravagé le bâtiment.
« Ça va brûler »
L’équipe a repris le travail en janvier, dans un nouvel édifice, à deux pas. Mais la situation s’est de nouveau envenimée, fin août, autour, cette fois, de trois emplois d’avenir à pourvoir. « On a vite entendu revendiquer ici et là que ces emplois reviennent à quelqu’un du quartier, explique un responsable. Jusqu’au jour où un père de famille a carrément dit : “Si vous le faites pas, ça va brûler” ! » Une plainte est déposée pour « menaces ». Le soir où cet homme, trentenaire au casier judiciaire chargé, est placé en garde à vue, la présence policière est renforcée aux abords du quartier, cristallisant davantage la tension. L’équipe d’animation choisit alors d’exercer son droit de retrait.
Plus de trois mois après, le centre socioculturel est toujours fermé, l’accueil des enfants (garderie, étude…) a été réorganisé grâce à des bénévoles, jusqu’à Noël. « Et après ? », s’inquiète cette mère de trois enfants, voile sur les cheveux, qui va reprendre en janvier 2016 son emploi saisonnier dans les serres de fraises. « Je n’aurai personne pour les garder. Et je parle trop mal le français pour aider aux devoirs. » Chargée de développement à l’Association brestoise pour l’alphabétisation et l’apprentissage du français pour les étrangers (Abaafe), une institution du quartier, Armelle Kermorgant désespère : « Un quartier en zone prioritaire sans centre social, c’est quand même un échec… »
Les élus pensaient pourtant avoir fait l’essentiel. Depuis dix ans, ils ont appliqué à Pontanezen de façon exemplaire les préceptes de l’Agence nationale de renouvellement urbain (ANRU) : désenclaver, diversifier l’habitat, favoriser la mixité sociale… Ce quartier, doté de 98 % de logements sociaux, a bénéficié d’une des plus importantes opérations de rénovation urbaine de Bretagne : 100 millions d’euros, financés pour un tiers par l’ANRU. Quatre des 9 tours de 17 étages et la barre qui fermait l’horizon ont été démolies. Seul un quart des 509 logements HLM reconstruits l’ont été à « Ponta ».
Biocoop et maisons modernes
Le nouveau tramway passe au cœur du quartier, un choix osé. « On nous disait : “Il sera caillassé tous les cinq jours” », se rappelle le maire adjoint délégué au quartier, Hosny Trabelsi (PS). Il ne faut plus que dix minutes pour gagner le centre-ville. La médiathèque, rénovée, a vu venir de nouveaux adhérents. Pour favoriser la mixité, de petites maisons modernes sont louées dans le privé – pour y loger, il faut gagner plus de 3 500 euros par mois. Et puis il y a Biocoop, une enseigne « préférée à un discounter : le bio fait venir des gens de loin, qui peuvent constater combien le quartier a changé », explique Hosny Trabelsi. Qui peste, après l’incendie du centre social : « Ceux qui ont fait ça nous font revenir dix ans en arrière ! »
Sauf qu’il y a dix ans, Ponta pensait en avoir fini avec l’islam radical après l’expulsion, en 2004, d’Abdelkader Yahia Cherif, imam ayant appelé au djihad. Alors le rayonnement croissant du nouvel imam fondamentaliste ravive les inquiétudes. « Pour la mosquée, la faillite des centres sociaux est du pain bénit, s’alarme une riveraine qui veut rester anonyme. Car elle aussi propose des activités pour les enfants. » Une extension y accueillera bientôt une école « d’initiation à l’islam ». « D’accord, l’imam n’appelle pas au djihad, mais les valeurs qu’il prône éloignent de la République ! »
Sur ce point, Pierre Rustique, président de l’Abaafe, ne s’inquiète pas : « Enfant, j’en ai connu des prêtres rétrogrades, qui soutenaient qu’écouter ACDC menait en enfer ! », raconte-t-il, rappelant qu’en Bretagne, chaque quartier s’est toujours construit sous un double patronage, catholique et laïque. « La mosquée incarne le nouveau patronage religieux. Mais qu’y a-t-il en face ? Pour le moment, plus rien. » L’absence d’alternative pour les jeunes inquiète davantage cet avocat pénaliste : « Aujourd’hui, on se radicalise moins dans les mosquées qu’en prison. »
Au coeur des tensions
« On est livrés à nous-mêmes, on n’a pas d’endroit où se poser », disent les jeunes adultes, qui tuent l’ennui sur le parking du centre social au cœur des tensions. Parmi eux, l’agresseur présumé de la directrice, Vigan, 23 ans. Condamné en octobre à 10 mois de détention dont 5 ferme, il a fait appel. Arrivé en France en 1999 avec sa famille qui fuyait la guerre du Kosovo, il a arrêté l’école en troisième. « C’est les fréquentations du quartier. Ça pousse pas à continuer », dit-il aujourd’hui. Depuis, son casier judiciaire s’est plus étoffé que son CV. Autour de lui, Merwan, 22 ans, Kader, 24 ans, ont aussi quitté l’école sans diplôme. Seul Aziz, 28 ans, revendique un BEP comptabilité. Aucun ne travaille. Tous fulminent face au centre, fermé selon eux parce qu’« un père de famille y a demandé du travail et les flics l’ont embarqué ».
C’est ainsi que beaucoup résument l’incident de la fin août, récit propre à empoisonner le climat pour longtemps dans ce territoire où l’emploi est au cœur des préoccupations. Pas un habitant qui ne conte une discrimination vécue par lui ou ses enfants, à cause d’une adresse à « Ponta » ou d’un nom étranger : des stages introuvables aux annonces prétendument « déjà pourvues » mais qui restent en ligne des mois. Alors, on se souvient du temps où le centre social permettait de devenir animateur en finançant le BAFA et en offrant une première expérience professionnelle. Un petit ascenseur social. Il y en a si peu. En difficulté financière, le centre a mis fin à cette possibilité depuis des années.
L’homme arrêté en août pour « menaces » et relaxé (le parquet a fait appel) s’insurge : « J’étais venu avec mon CV voir s’il y avait du travail, j’ai jamais menacé de brûler le centre ! assure-t-il. Mes enfants y font des activités ! J’ai juste mis en garde sur ce qui pourrait arriver s’ils n’embauchaient personne du quartier… » Employé sur le chantier de rénovation urbaine grâce à une clause d’insertion qui oblige à recruter des habitants des zones sensibles, il s’interroge : « Pourquoi ça ne s’applique pas au sein des nouvelles structures ? » On lui parle du Pôle emploi qui vient d’ouvrir tout près. Il enrage : « Mais ça crée pas le travail ! Ils ont construit des maisons qu’on peut pas se payer, ils ont mis le tram, de la verdure : mais ça change quoi pour nous ? »
« Les urgences de la vie »
Les statistiques ne le contredisent pas : jusqu’ici, le désenclavement et le début de mixité n’ont permis de réduire ni le chômage ni le nombre de foyers vivant sous le seuil de pauvreté. Un habitant sur trois y cherche du travail.
« Les inégalités sociales ne sont pas solubles dans la pierre, résume Solène Gaudin, enseignante-chercheuse en géographie à l’université Rennes-2. C’est une des grandes illusions de l’ANRU. Agir sur la largeur des rues ou les espaces verts ne suffit pas à transformer la vie des habitants. Ce qui a péché, ici comme ailleurs, c’est la dimension sociale et économique. »
Hosny Trabelsi le reconnaît sans détour. « On était dans l’enthousiasme de voir “Ponta” se transformer, mais on n’a pas fait venir l’emploi. Ça crée des tensions, de la frustration, des incompréhensions. D’autant plus que ceux qui réussissent quittent souvent le quartier, ce qui renforce l’idée qu’ici, on ne s’en sort pas. »
Vice-présidente à l’emploi et à la politique de la ville de la métropole, Isabelle Melscoët a regardé les chiffres de plus près. A Brest, sur les 157 personnes en emploi d’avenir (ces contrats aidés destinés aux 16-25 ans sans diplôme), 37 vivent dans un des sept « quartiers prioritaires », dont Pontanezen : moins d’un sur quatre. Les préconisations de l’Etat sont qu’un emploi d’avenir sur trois profite aux habitants de ces quartiers. Quant aux 301 garanties jeunes (à destination des plus éloignés de l’emploi et en grande précarité), seules 9 vivent à « Ponta ». « Clairement, ce n’est pas assez », reconnaît l’élue, pour qui il reste « quelque chose à inventer pour raccrocher » ces petites grappes qui quittent l’école trop tôt et peuvent déstabiliser un quartier.
En réponse aux tensions, deux réunions publiques ont été organisées en novembre avec des structures de la ville et des chefs d’entreprise autour « des pistes pour réussir à “Ponta” ». « Les échanges étaient riches mais il y avait peu de jeunes », déplore Nathalie Ollivier. A 45 ans, cette habitante ne se remet pas d’avoir vu les amis de son fils se déscolariser les uns après les autres. « De sa petite bande de primaire, seuls deux ont eu leur bac. » Quand son fils a commencé à décrocher, elle l’a mis dans le privé. « Mais il y a des parents trop accaparés par les urgences de la vie pour être toujours derrière leurs enfants. » Alors, elle s’interroge sur les millions investis pour la rénovation : n’aurait-il pas mieux valu renforcer les associations et la lutte contre l’échec scolaire ?
En cette fin d’après-midi, de nombreux enfants jouent dehors. Ils ont 10, 12 ans. « Il ne faudrait pas que le centre les laisse trop longtemps dans la nature », s’inquiète Louisa Bouraya, 62 ans. Cette figure du quartier redoute que quelques trafiquants trouvent à les occuper. « Je crains pour l’avenir. Cette situation, on va la payer. » Cherchant des solutions, Nathalie Ollivier vient de créer un collectif de mamans. Estimant qu’à « Ponta », l’égalité des chances n’existe pas, elle a écrit aux Défenseur des droits et même à l’Elysée.